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Causerie

Les tribunaux ont de notre temps quelques distractions dans l'exercice de la justice. Leur tâche n'est pas toujours austère et solennelle. Il leur arrive parfois d'avoir à juger des causes qui ne manquent pas d'agrément, où la discussion des justes lois est remplacée par des points de fait plutôt agréables. C'est ainsi que la magistrature américaine vient de faire comparoir à sa barre la danse du ventre ...

La chose s'est passée récemment à Boston. Une société contre la licence des moeurs, présidée sans doute par un Bérangeryankee, a déposé une plainte contre deux danseuses, coupables d'avoir exécuté dans un café-concert une danse du ventre connue là-bas sous le nom de "Kouta-Kouta ".

Quel est, au juste, le genre de chorégraphie spécifié par ce qualificatif qui ne dit pas grand chose à nos oreilles européennes ? Un des « Transatlantiques » si plaisamment mis à la scène par M. Abel Herment pourrait nous le dire. Mais en attendant sa réponse, nous ne saurions nous prononcer. Quoi qu'il en soit, les ballerines incriminées furent traduites devant le tribunal municipal, et leur défenseur, pour démontrer l'innocence de ses clientes, demanda aux juges l'autorisation de leur faire exécuter, dans le prétoire, la danse qui avait suscité les poursuites. Sans se préoccuper autrement de la majesté du lieu, les jurés y consentirent, et une des danseuses, en maillot, est montée sur la plate-forme où se tiennent d'ordinaire les témoins pour y exécuter le fameux « kouta-kouta ».

Il faut croire que ce pas exotique n'est point si immoral que le prétendait l'accusation, ou bien que les juges furent séduits par l'artiste. Toujours est-il que la Cour, après avoir suivi du haut du siège tous les détails de la clause, rendit un arrêt d'acquittement, motivé par des considérants qui démontraient que la morale publique n'avait rien à redouter du « konla-kouta ».

Voilà qui est bien américain. A moins toutefois que ce ne soit grec. N'y a-t-il pas, en effet, dans cette comparution, comme un ressouvenir frappant de Phryné devant l'Aréopage? Les juges de Boston n'ont donc rien à envier à ceux d'Athènes. Et c'est là un nouvel argument pour ceux qui soutiennent qu'il n'y a, ici-bas, rien de nouveau, mais que tout recommence.

Passons du plaisant au tragique. Le nouvel accident de chemin de fer survenu dans la région lyonnaise, bien qu'il n'ait pas eu comme le précédent des conséquences mortelles, est bien fait pour inspirer des réflexions pessimistes non seulement sur la sécurité des voyageurs, mais aussi sur la nature humaine.

Il paraît absolument démontré que le sinistre est dû à la malveillance. Un homme s'est rencontré qui a conçu et exécuté le projet effroyable de déboulonner un morceau de rail pour occasionner une catastrophe. Est-ce un fou ? Est-ce un criminel ?

Un fou ? L'hypothèse n'est pas invraisemblable. Il est des organisations détraquées qui rêvent de ruines et de sang. Le prototype du genre fut Néron, qui faisait flamber Rome pour voir un incendie inouï, ou bien encore Erostrate, le destructeur du temple d'Ephèse, ou aussi S. Cyrille, l'incendiaire d'Alexandrie et de la célèbre bibliothèque qui renfermait tous les trésors inappréciables de la pensée antique, dont beaucoup nous sont demeurés inconnus.

Peut-être le « dérailleur » de l'autre jour a-t-il voulu simplement, lui aussi, accomplir un forfait exécrable, pour jouer en quelque sorte le rôle d'un génie du mal.

Peut-être aussi est-ce un misérable, hanté par des idées de pillage. Le rapide, retour de Nice et de Monaco, ramène des voyageurs de luxe, au portefeuille bien garni, aux poches cossues. Le malfaiteur a pu se dire que dans l'affolement et l'épouvante d'un accident grave, il avait des chances de faire une rafle sérieuse et de s'enrichir d'un seul coup. Oui, la bête humaine est capable de tels calculs. Il existe des natures qui ne répugnent point à semer la mort pour recueillir l'argent. Quelle honte et quelle misère! Homo, homini lupus écrivaient les anciens : L'homme est un loup pour l'homme. De sorte que si les événements du passé renaissent, comme nous le disions plus haut, les côtés féroces de l'homme primitif demeurent aussi, avec l'accroissement redoutable que leur fournissent les découvertes de la science moderne.

Et dire qu'il se trouvera sûrement, au cas où le criminel serait découvert, des « intellectuels » pour lui imaginer des excuses et des médecins pour dire qu'il n'est point responsable !

Il semble cependant que pour de tels misérables, Troppmann, Vacher ou l'infâme inconnu qui combina l'accident de Chasse où pouvaient sombrer tant de vies humaines, le mot définitif ait été dit par Alphonse Karr aux adversaires de la peine de mort : « Que messieurs les assassins commencent! »
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